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Prix Georges Villain d'histoire de l'art dentaire


Résistance et brosses à dents au kommando de Heinkel

par
Xavier Riaud


A l’usine Heinkel, tout est bon pour saboter l’entreprise de guerre nazie 1. Dans cette usine, se trouve la chaîne de fabrication de l'HE-177, un bombardier. Au hall 2, sont les presses et une partie de la fabrication d’outillage. Former, découper, souder, mais pour qui, pour quoi ? Alex Le Bihan explique : « On fabrique des cuillères, des fourchettes, ouvre-boîtes, des pipes, des fume-cigarettes, des tabatières. Felipe Noguerol et Roger Guérin se spécialisent dans la fabrication clandestine, à leurs risques et périls, de brosses à dents. »

Felipe Noguerol se souvient qu’ « un matin, je me suis évanoui sur la place d’appel. On m’a emmené tout raide à l’infirmerie. Heureusement, il y avait un infirmier belge, Jacques Placet, que je connaissais. Il m’a dit : « Ne t’en fais pas, je vais te soigner. » Il m’a camouflé et m’a soigné pendant huit jours. On ne pouvait rester plus longtemps. C’était trop dangereux. On risquait de passer à la chambre à gaz si on n’était pas guéri au bout de huit jours 2.

Pendant mon séjour à l’infirmerie, Placet a vu que j’avais une brosse à dents, qui était très bien, comme une brosse à dents « Gibbs » de l’époque, avec mon nom gravé par un copain bijoutier à Marseille.

« Qui t’a donné ça ? » me demanda-t-il.

  • « Je l’ai fabriquée moi-même. »

  • « Tu ne peux pas m’en faire une ? »

J’ai dit : « Oui, quand je travaillerai de nuit, j’irai au Hall chercher des outils. » Il y avait des scies mécaniques, des perceuses, tout ce qu’il fallait pour la fabrication des avions.

Bien sûr, je risquais la pendaison, mais la vie ne comptait pas. On se disait : « Si je passe à la chambre à gaz aujourd’hui ou demain, ça va être pareil ». Alors on ne prenait pas les précautions qu’aujourd’hui, on prendrait.

Pour fabriquer cette brosse, j’allais dans un hall où on mettait les avions qui étaient finis. J’y allais avec ce petit camarade marseillais. Arrivé là, je montais dans l’avion. Avec un marteau, je cassais le pare-brise qui était en plexiglas. Je récupérais les morceaux. Avec un couteau, je coupais des crins de sanglier, qui étaient très longs, parce que dans ces avions de combat, il y avait une tour avec un canon. Autour de la tour, il y avait une rangée de crins pour limiter le frottement et pour empêcher le passage de l’air.

Et c’est comme ça que j’ai fabriqué une brosse à dents pour mon camarade Placet. Il était très content.

Un jour, un commandant médecin SS passe une revue. Il ouvre un placard et voit la brosse à dents. Il parlait un peu le français : « Qui vous a donné ça ? » Placet s’est alors trouvé sans réaction. Il a dit la vérité 3.

Ce jour-là, j’étais en train de travailler. Un soldat SS m’appelle « 63260 », « Venez avec moi ! » Qu’est-ce qu’il se passe ? Je tremblais déjà. J’arrive au bureau du commandant SS. Le soldat ouvre la porte. Je vois le commandant médecin SS qui me dit : « Asseyez-vous ». Il ouvre un tiroir et sort la brosse à dents de Placet. « C’est bien vous qui avez fabriqué cela ? » Je suis resté je ne sais combien de temps sans pouvoir répondre. Je me suis dit : « C’est la pendaison, surtout s’il découvre que j’ai cassé un avion ! » C’était démentiel ! Il a répété : « C’est bien vous qui avez fabriqué ça ? »

Au bout d’un moment, j’ai dit « oui ». Alors, il m’a dit : « Ecoutez, je vais vous demander un service. Le commandant du camp doit partir en vacances dans sa famille, pour Noël. Je sais que le plus grand plaisir que je peux lui faire, c’est de lui offrir une brosse à dents pour sa femme parce qu’il y a plus d’un an qu’on ne trouve plus une brosse à dents dans les commerces en Allemagne. Alors, je vous demande de m’en faire une 4. »

C’était début décembre. Une brosse, je pouvais la faire en une journée. Alors, je lui ai dit : « Je n’ai pas le temps. J’ai fait ça pendant des mois. » Il m’a dit : « Ecoutez, faites un effort. Je mets à votre disposition une pièce de l’infirmerie où vous pourrez travailler jour et nuit. Après, je vous donnerai un mois de repos. »

C’est ainsi qu’avec mon petit marseillais, je suis retourné dans le hall des avions terminés. Je casse encore un pare-brise. C’était en décembre 1944. Les Allemands savaient que la guerre était perdue. Un an avant, j’aurais été pendu. Dans la nuit, je prépare douze manches de brosses à dents et je reviens à l’infirmerie. J’ai commencé. Dans la poche, j’avais les douze manches. J’en prenais un. Je mettais deux rangées de poils et je le remettais dans mon autre poche. Je prenais ensuite un deuxième manche, etc. Les SS venaient voir deux ou trois fois par jour comment le travail avançait. Le matin, il y avait deux rangées de poils, l’après-midi, quatre. Mais, ils ne savaient pas que c’était quatre fois douze. J’ai ainsi fait plaisir à des amis qui m’avaient demandé une brosse à dents.

Et c’est comme ça que je lui ai donné sa brosse à dents.

Il a tenu parole. Il m’a donné un mois de congé et c’est une des raisons pour lesquelles je suis encore en vie aujourd’hui.

Quelques jours plus tard, un autre SS vient me chercher, m’emmène à la cuisine et me présente à un lieutenant SS qui était le chef de la cuisine. Ce dernier me dit : « J’ai appris que vous êtes spécialiste en brosses. Ici, nous n’avons plus de brosse pour laver les marmites. Nous avons du matériel (du bois et des fibres végétales), mais pas de spécialiste. Vous ferez deux brosses par jour. » Ce que j’ai fait. On me donnait une gamelle de soupe supplémentaire et c’est comme ça que j’ai tenu le coup en tant que spécialiste en brosse à dents. »

Si les brosses à dents sont bien évidemment absentes dans la vie des déportés, le camp de Sachsenhausen a pourtant un règlement intérieur, daté du 6 novembre 1942, dont les directives sont un monument d’hypocrisie et de cynisme 5. Un paragraphe y est dévolu à l’hygiène dentaire : « Avant de se coucher, chaque détenu se lave particulièrement les pieds. Les dents doivent être lavées. (…) Il est interdit de lire dans son lit. Rangement dans les armoires : l’étagère supérieure est destinée aux lettres, au nécessaire de toilette (brosse à dents, pâte dentifrice, rasoir), tabac,… »

1 Cf. Riaud Xavier, La pratique dentaire dans les camps du IIIème Reich, L’Harmattan (éd.), Collection Allemagne d’hier et d’aujourd’hui, Paris, 2002, p. 94 & cf. Amicale d’Oranienburg-Sachsenhausen, Sachso, Minuit/Plon (éd.), Paris, 1982.

2 Cf. Balny Huguette, Au nom de la vie, brochure, communication personnelle, Montpellier, 2004, p. 29.

3 Cf. Balny Huguette, 2004, pp. 30, 31.

4 Cf. Riaud Xavier, Etude des pratiques dentaires dans les camps de l’Allemagne nazie, entre dérive et thérapeutique, Editions Universitaires Européennes, Sarrebruck, 2010.

5 Cf. Riaud Xavier, 2002, p. 55 & cf. Amicale d’Oranienburg-Sachsenhausen, 1982.


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