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Prix Georges Villain d'histoire de l'art dentaire

Une histoire du goût : le « Lièvre à la royale » de Louis XIV

Par
Xavier Riaud

Le goût est un des cinq sens, avec l’odorat, le toucher, la vue et l’ouïe. La perception de la saveur des aliments, du bon ou du mauvais, est forcément différente selon que l’aliment est mâché ou non, selon que l’individu a de bonnes dents ou de mauvaises, selon qu’il est denté ou édenté.

Ainsi, l’histoire du « Lièvre à la royale », fleuron de la gastronomie française, est inextricablement liée à la santé bucco-dentaire de Louis XIV. Pour en comprendre sa création, il convient de mieux connaître l’intimité bucco-dentaire du Roi Soleil.


Une santé bucco-dentaire royale défaillante

A sa naissance, Louis naît avec 2 incisives. En janvier 1639, il a déjà épuisé 9 nourrices, car, lorsqu’il tête le sein, il leur déchire le téton. A l’âge de 8 ans, il dispose d’un premier dentiste du nom de Pierre Beuvault. Au réveil, pour seule hygiène dentaire, le futur roi se rince la bouche. Jusqu’à 38 ans, Louis ne connaît pas la douleur dentaire.

Dans sa jeunesse, le menton de Louis est fort et les mâchoires sont prononcées et bien dessinées. Les lèvres sont grosses avec une inférieure proéminente.

Le 16 avril 1676, Louis XIV part pour la campagne des Flandres. Au cours de celle-ci, il ressent ses premières douleurs dentaires. Le 8 juillet, il est à Saint-Germain en France. Dubois, son opérateur pour les dents, le soulage avec une décoction d’essence de girofle. En septembre 1678, à Fontainebleau, il fait son premier abcès dentaire qui est drainé avec une lancette. En avril 1680, la consommation de sucreries lui fait très mal aux dents. Au mois de janvier 1685, suite à des extractions dentaires au maxillaire gauche, il développe une communication bucco-sinusienne. Mauvaise haleine, écoulement purulent, consommation de boissons qui s’écoulent par le nez, tout y passe. Le 10 janvier, un bouton de feu est appliqué 14 fois par Dubois pour cautériser la plaie. Le roi ne dit rien, ne crie pas en expiation de ses péchés. Des bains de bouche lui sont recommandés 3 à 4 fois par jour. Le 1er février, nouvelle application à 3 reprises du bouton de feu. Louis ne prononce pas un mot. La béance se ferme, mais est accompagnée longtemps d’épisodes de mouchages importants en 1688, 1695, 1696, 1702, 1703, 1704, 1706 et 1707. En fait, le roi n’en a jamais vraiment guérit. Le 4 janvier 1688, le roi Soleil est à Fontainebleau. Un nouvel abcès se déclare qui se résorbe en 2 ou 3 jours. En 1689, le 26 et 27 juin, le roi a mal aux dents consécutivement à un rhume. Les douleurs dentaires disparaissent avec lui. Le 12 mai 1696, le roi est au lit à cause d’un abcès dentaire. Le 16 mai, de retour à Versailles, l’abcès a dégonflé. Il n’y a plus de symptôme.

A soixante ans, « Louis XIV a perdu ses dents et deux profondes rides creusent ses joues autour d’une bouche amincie, presque contractée… » Il a « la bouche un peu rentrée, avec une lèvre inférieure proéminente… »

Le 9 mars 1707, alors à Marly, un chicot tourmente son altesse qui le triture avec agacement. Nouvel abcès. Le 16 mars, la dent est enlevée. En 1715, sa dernière dent est extraite. Le roi est édenté total. Son haleine est pestilentielle. Il ne fera jamais remplacer ses dents. D’ailleurs sur ses portraits, à l’âge de raison, il présente une lèvre supérieure fine et une lèvre inférieure épaisse, symboles picturaux caractérisant l’absence de dents.

En 1715, «… il était exact que Louis avait peine à avaler quelque viande et ne mangeait plus que la mie de pain, mais il avait perdu toutes ses dents. »


Les repas du Roi Soleil

Louis XIV faisait trois repas par jour. Vers 8 h 30, le déjeuner lui est servi. Il est à base de vin coupé d’eau ou d’un bouillon, accompagné de pain. Vers 13 h 00, c’est au tour du dîner, puis vient le souper à 22 h 00.

Le roi mange presque toujours seul ou avec la reine face au public, dans sa chambre s’il a ordonné le Petit Couvert, dans son antichambre s’il a souhaité le Grand Couvert. Parfois, il invite quelque haut personnage. La foule est nombreuse, car n’importe lequel de ses sujets peut venir le voir manger à la condition d’être bien vêtu et de porter l’épée. Les assiettes du roi sont en or. Il n’y a pas de couvert.

Au début du repas, le plus haut personnage présent tend au roi une serviette humide pour qu’il se frotte les mains. Derrière le roi se tient, le Capitaine des gardes, le premier Médecin, le Porte-fauteuil. Sa fonction est de reculer et d’avancer le fauteuil du roi quand il s’assied et se lève. Le service est assuré par six gentilshommes dont le gentilhomme échanson qui sert à boire au roi du vin coupé d’eau comme c’était la mode à l’époque. Le dîner et le souper se composent de cinq services, chacun comportant six ou huit plats qui sont présentés au roi. Il ne mange pas de tout. Il choisit ce dont il a envie :
- Le premier service : les potages. On appelle potage tout ce qui cuit dans un « pot », c’est-à-dire dans une marmite. (exemple : chapons, perdrix, pigeonneaux, crêtes de volaille bouillies).

- Le second service : les entrées. Les entrées sont des tourtes de viande ou de poisson, des pâtés chauds, des ragoûts, des hachis.

- Le troisième service : les viandes bouillies. Ce sont des pièces de bœuf, mouton, chapon, pièce de veau, poulets. Les légumes proviennent des potagers de Versailles. Les plus appréciés sont les champignons, artichauts, asperges, choux et brocolis. On sert aussi des laitues avec une petite vinaigrette. Les petits pois sont également très répandus, car ils sont les légumes préférés du Roi.
- Le quatrième service: le rôt. Ce sont les viandes rôties. (chapons gras, poulets, pigeons, perdrix,…)
- Le sixième service : les entremets. Ils sont composés de gibier (perdrix, bécasses, sarcelles).

Ces cinq services se terminent toujours par un sixième service qui est l’apothéose du repas.
- Le fruit : fruits frais, pâtes de fruit, compotes ou confiture.

Lorsque le Roi Soleil se préparait à manger, des cérémonies compliquées présidaient à l’épreuve des aliments et des boissons qu’il absorberait, car les empoisonnements étaient redoutés. Un officier de bouche, chargé de ce soin, lui présentait quelques cure-dents, puis en essuyait les pointes avec un morceau de pain qu’il mangeait ensuite. Sa Majesté pouvait alors se curer les dents sans crainte. Ce même officier de bouche goûtait à chaque plat pour s’assurer de sa conformité avant que le roi ne le fasse enfin.


Le « Lièvre à la royale »

Ainsi, le Roi Soleil était très friand de gibiers. C’est un fait avéré. Il n’y a qu’à se souvenir des fêtes, des banquets fastueux, des agapes s’étendant sur plusieurs jours qui ont agrémenté son règne, comme ceux organisés par François Vatel, contrôleur général de la Bouche du Grand Condé au château de Chantilly en 1663. Dans les derniers instants de sa vie, n’ayant plus de dents pour mastiquer et souhaitant malgré tout continuer à manger du sanglier et autres ortolans, le monarque a demandé à ses cuisiniers de lui préparer un plat approprié lui permettant de satisfaire ses appétits. Ceux-ci lui ont concocté le fameux « Lièvre à la royale ». Sa viande fondait littéralement dans la bouche et ne demandait par conséquent aucun effort de mastication. Louis XIV a ainsi pu consommer du gibier jusqu’à la fin de ses jours. Des siècles plus tard, ce plat est entré dans la légende puisqu’il a été repris par Paul Bocuse lui-même.


Recette de Paul Bocuse :

« Ingrédients :

- Se procurer un lièvre mâle, à poils roux, de fine race française, pesant de cinq à six livres, tué assez proprement pour n'avoir pas perdu une goutte de sang.

- Condiments gras : 3 ou 4 cuillerées de graisse d'oie,125 grammes de bardes de lard,125 grammes de lard ordinaire.
- Autres condiments et légumes : 1 carotte de taille ordinaire, 4 oignons de grosseur moyenne, tenant le milieu entre un œuf de poule et un œuf de pigeon,30 gousses d'ail, 60 gousses d'échalote, 4 clous de girofle,1 feuille de laurier,1 brindille de thym,quelques feuilles de persil, sel et, poivre.
- Liquides: 1/4 de litre de bon vinaigre de vin rouge, 2 bouteilles de vin Chambertin, ayant cinq ans de bouteille ou plus.


Matériel:
1 daubière de forme oblongue en cuivre bien étamé, hauteur 20 centimètres, longueur 35 centimètres, largeur 20 centimètres, avec couvercle fermant hermétiquement;1 petit saladier pour tenir en réserve le sang du lièvre, et ensuite pour l'y fouetter au moment de l'incorporer à la sauce;1 hachoir;1 grand plat creux; 1 passoire; 1petit pilon en buis.


Protocole (6h30 de préparation) :

- Dépouiller et vider le lièvre. Mettre à part le coeur, le foie et les poumons. Réserver aussi, à part et avec grand soin, le sang. Facultativement, on peut y ajouter, d'après la tradition, deux ou trois petits verres de vieux et fin cognac des Charentes.

  • Préparer 1 carotte de taille ordinaire, coupée en quatre; 4 oignons de moyenne grosseur, dans chacun desquels est piqué un clou de girofle; 20 gousses d'ail; 40 gousses d'échalote; 1 bouquet garni, composé d'une demi-feuille de laurier fraîche, une brindille de thym, quelques feuilles de persil.

. Par exemple, à 13 h 30, enduire de bonne graisse d'oie le fond et les parois de la daubière, puis, au fond de la daubière, étendre un lit de bardes de lard.

. Couper l'avant-train du lièvre au ras des épaules; supprimer ainsi le cou et la tête, et il ne reste que le râble très allongé et les pattes. Placer alors, sur le lit de bardes, l'animal dans toute sa longueur et couché sur le dos. Le recouvrir ensuite de nouvelles bardes de lard. Toutes les bardes sont employées.
. Ajouter alors: la carotte en quatre morceaux; les 4 oignons au girofle; les 20 gousses d'ail; les 40 gousses d'échalote; le bouquet garni.

. Verser sur le lièvre un quart de litre de bon vinaigre de vin rouge, une bouteille et demie de bon vin de Bourgogne, ayant quatre à cinq ans de bouteille.

. Assaisonner de sel et de poivre, en quantité suffisante.

. A 14 h 00, la daubière étant ainsi garnie, la recouvrir de son couvercle et la mettre sur le feu.
. Régler le feu, de façon que le lièvre cuise pendant trois heures à un feu doux et régulier, continu.

. Hacher d'abord très menu, et en prenant successivement chacun des quatre articles suivants, en hachant chacun à part :

  • 125 grammes de lard; le coeur, le foie et les poumons du lièvre; 10 gousses d'ail; 20 gousses d'échalote. Le hachis de l'ail et celui de l'échalote doivent être extrêmement fins. C'est une des conditions premières de la réussite de ce plat.

  • Le lard, les viscères du lièvre, l'ail et l'échalote ayant été ainsi hachés très menu et séparément, réunir le tout dans un hachis général de façon à obtenir un mélange absolument parfait.

  • Réserver ce hachis.

. A 17 h 00, retirer du feu la daubière. Enlever délicatement le lièvre; le déposer sur un plat. Là, le débarrasser de tous les débris des bardes, carottes, oignons, ails, échalotes, qui pourraient le souiller; remettre ces débris dans la daubière.

. Coulis. Prendre maintenant un grand plat creux et une passoire. Vider alors le contenu de la daubière dans la passoire placée au-dessus du grand plat; avec un petit pilon de bois, piler tout ce qui a été versé dans la passoire, de façon à extraire tout le suc, lequel constitue un coulis dans le grand plat.
. Mélange du coulis et du hachis. Voici le moment d'employer le hachis qui a fait l'objet de la deuxième opération. Mêler ce hachis au coulis. Faire chauffer une demi-bouteille de vin de la même origine que celui dans lequel a déjà cuit le lièvre. Verser ce vin chaud dans le mélange de coulis et hachis, et délayer bien le tout.

. A 17 h 30, remettre dans la daubière le mélange ainsi délayé du coulis et du hachis et le lièvre, avec tous les os des cuisses ou autres qui auraient pu se détacher pendant l'opération. Replacer la daubière sur le fourneau, avec feu doux et continu dessous et dessus, pour une seconde cuisson d'une heure et demie.

. A 19 h 00, étant donné que l'excès de graisse, provenant de l'abondance (nécessaire) de lard, empêche de juger de l'état d'avancement de la sauce, procéder à présent à un premier dégraissage. L'oeuvre ne sera, en effet, achevée que lorsque la sauce sera suffisamment liée pour offrir une consistance approchant de celle d'une purée de pommes de terre; pas tout à fait cependant, attendu que, si on la voulait trop consistante, on finirait par tellement la réduire qu'il n'en resterait plus suffisamment pour humecter la chair (naturellement très sèche) du lièvre.

. Le lièvre dégraissé pourra donc continuer à cuire ainsi, toujours à feu très doux, jusqu'au moment où sera ajouté le sang réservé avec le plus grand soin, comme il a été dit plus haut.

. A 19 h 45, la liaison de la sauce étant en bonne voie, une quatrième et dernière opération la mettra définitivement et très rapidement au point.

. Addition du sang du lièvre. En ajoutant maintenant le sang, non seulement la liaison de la sauce est activée, mais encore elle acquiert une belle coloration brune, d'autant plus appétissante qu'elle sera plus foncée. Cette addition du sang ne doit pas se faire plus d'un quart d'heure avant de servir; en outre, elle doit être précédée d'un second dégraissage.

. Donc, dégraisser d'abord convenablement; après quoi, sans perdre une minute, il faut s'occuper du sang du lièvre.

1° Fouetter avec une fourchette le sang, de manière que, si quelques parties sont caillées, elles deviennent de nouveau tout à fait liquides.

2° Verser le sang sur la sauce, en ayant soin d'imprimer à la daubière, de bas en haut et de droite à gauche, un mouvement de va-et-vient qui le fera pénétrer uniformément dans tous les coins et recoins du récipient.

. Goûter alors; ajouter sel et poivre, s'il y a lieu. Peu après (un quart d'heure au maximum), préparer à servir.

. A 20 h 00, sortir de la daubière le lièvre dont la forme se trouve forcément plus ou moins altérée.
. Dans tous les cas, placer, au milieu du plat de service, tout ce qui est encore à l'état de chair, - les os complètement dénudés, désormais inutiles, étant jetés -, et alors, finalement, autour de cette chair de lièvre en compote, mettre pour toute garniture l'admirable sauce si attentivement confectionnée.
. On n'a pas besoin de le dire, pour servir ce lièvre, l'emploi du couteau serait un sacrilège, et la cuiller y suffit amplement. »

Il convient de rappeler que ce plat a été à l’origine conçu pour un monarque édenté…


Références bibliographiques :

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