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Archéologie, Odontologie médico-légale

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Prix Georges Villain d'histoire de l'art dentaire

Archéologie, odontologie médico-légale et structure
minérale de l'organe dentaire : quelques cas historiques

Xavier Riaud

Si l’ADN est une source d’informations essentielles dans l’étude archéologique et la compréhension de l’histoire, d’autres éléments de l’organe dentaire appartenant à sa structure minérale, et en particulier les isotopes, apportent des renseignements considérables. Quels sont-ils ?


Température corporelle

Le California Institute of Technology, plus communément appelé Caltech, est parvenu, à partir d’isotopes en provenance de dents de dinosaures, à déterminer leur température corporelle aussi précisément que si elle avait été recueillie avec un thermomètre rectal. Ainsi, le brachiosaure aurait eu une température de 38,2 ºC et le camarasaure, de 35,7 ºC (Lewino, 2011, p. 30).


Origine géographique

Le H.L. Hunley est un sous-marin confédéré coulé en 1864, au cours du blocus de Charleston, pendant la Guerre de Sécession. Le premier à avoir détruit un navire adverse lors de son unique sortie. Il était piloté par 8 servants tous morts pendant le naufrage. Ce vaisseau a été renfloué en 2000. Après l’étude des vestiges, est venue l’investigation médico-légale et plus spécifiquement, l’identification de ses hommes d’équipage. L’analyse isotopique des dents a eu pour objectif de définir la provenance de chacun de ces marins (Hénaff-Madec, 2009).

Comme le précise Rozenn Hénaff-Madec (2009, pp. 55-58), « la dent se forme selon une chronologie connue. L’émail en formation fixe des éléments comme le carbone, l’oxygène, l’azote et le strontium sous formes isotopiques différentes. Ce sont l’eau et les aliments qui apportent ces constituants. Ainsi, selon l’origine géographique et le régime alimentaire, les isotopes sont présents à des concentrations différentes.

Ce sont les travaux de Hall (1967) sur la concentration en 13C (isotope lourd, mais stable du carbone 12C) dans le maïs, puis ceux de Smith et Epstein (1971) sur les différents types de photosynthèse C3 et C4, et enfin, ceux majeurs, de De Niro et Epstein (1978-1981) qui démontrent que les rapports isotopiques du carbone 13C/12C et de l’azote 15N/14N sont intimement liés au régime alimentaire. Ces études marquent le début de l’utilisation des isotopes stables en archéologie et en paléoanthropologie. »

Le même auteur (2009, pp. 55-58) ajoute : « Le collagène ne constitue pas le seul support des analyses isotopiques. La fraction minérale des os et des dents (carbonate et phosphate) est aussi le siège d’analyses. En effet, cette fraction minérale reflète l’alimentation dans sa totalité, au contraire du collagène qui ne signe que la présence des protéines. La fraction minérale contient également des isotopes d’oxygène 18O et de strontium 87Sr, éléments liés au contexte géographique.

La phase minérale forme 70% de l’os et de la dentine, et 97% de l’émail qui est essentiellement constitué d’hydroxyapatite carbonatée (bioapatite). La composante organique est composée à 90% de collagène en majorité de type I. La dentine est elle-même constituée de collagène de type I. »

Rozenn Hénaff-Madec (2009, pp. 55-58) précise que : « Lors de la croissance ou du renouvellement des cellules osseuses, il y a une action du couple ostéoblastes/ostéoclastes, soumise à de nombreux facteurs hormonaux et locaux. Mais, alors que l'os est en perpétuel renouvellement, la dentine et l'émail une fois mâtures ne subissent plus aucune modification de leur composition chimique. Le collagène dentaire contient donc des signaux contemporains du moment de sa formation. Il semble que le collagène osseux puisse refléter les dix dernières années de la vie de l'individu. De plus, les signaux isotopiques sont variables d'un échantillon d'un os à un autre, car soumis aux variations de son renouvellement. »

En conclusion de son étude, la jeune femme (2009, pp. 55-58) affirme que : « Dans le cas des échantillons prélevés au niveau des molaires des hommes du Hunley, il apparaît que pour quatre d'entre eux, les résultats des analyses montrent un régime à base de blé, de seigle et d'orge, et cela, dès la petite enfance. Ces hommes seraient donc nés en Europe. Parmi ces quatre personnes, deux d’entre eux vivaient aux Etats-Unis depuis relativement longtemps, car les analyses isotopiques réalisées au niveau de leurs fémurs montrent des résultats très proches de ceux qui sont nés et qui vivaient alors en Amérique du Nord. Dans les quatre autres cas, les marins ont grandi en ayant une alimentation basée sur le maïs et sur d’autres plantes du même groupe. Ce type de régime étant celui de base des Américains de cette époque, ils seraient donc nés dans le nouveau monde. »

En 2011, une fosse a été exhumée dans le Dorset où étaient enterrés de nombreux corps de Vikings (54 corps et 51 crânes). Ils avaient été tués par les Britanniques locaux. Après examen, les incisives centrales de ces hommes ont été limées. Les chercheurs supposent que ces mutilations tribales avaient pour but d’effrayer leurs ennemis. Toujours est-il qu’après examens isotopiques de ces fameuses dents, leur origine a été confirmée. Il a même été constaté que l’un de ces cadavres provenait du nord du cercle arctique (Kennedy, 2011).


Déterminisme de l’âge

Il existe plusieurs formules pour déterminer l’âge d’un corps à partir des dents. Il y a celle de Gustafson (1947) qui utilise six critères de modifications physiologiques des dents observés en fonction du vieillissement, mais qui impose de procéder à des inclusions et à la réalisation de lames minces, par sections polies, ce qui n’est pas à la portée de tous. Il y a aussi celle de Lamendin (1988) qui propose, dans un premier temps, une formule de Gustafson simplifiée qui ne repose que sur trois critères et que le Français juge peu fiable. Puis, ce dernier définit une méthode ne s’appuyant que sur deux critères et prenant en compte les rapports entre la hauteur de translucidité, et la hauteur de parodontose (hors pathologie évidente) avec la hauteur de la racine. C’est la formule de Lamendin (1990). En 1989, Drusini s’intéresse à la translucidité de la dentine radiculaire sur dents entières (Lamendin, 2006, pp. 130-131 & Riaud, 2008, p. 76). Hélène Martin (1996) a, quant à elle, cherché une méthode de détermination de l’âge à partir du cément dentaire. Il y a le nuancier radiculaire de Guy Collet (1999). Ce dernier a étudié la couleur des racines des dents à différents âges et sur différents échantillons de population. A partir des résultats, il a créé un nuancier qui fait référence aujourd’hui (Lamendin, 2006, pp. 130-131 & Riaud, 2008, p. 76).

En 1976 et en 1977, à des fins de réhabilitation de la momie de Ramsès II (1314-1213 av. J.-C.), pharaon égyptien, elle séjourne 8 mois au musée de l’Homme à Paris. Là, elle subit tous les examens médico-légaux possibles. Les dents ne sont pas oubliées. La détermination de l'âge vraisemblablement par la méthode de Gustafson aboutit à un âge de décès à 80 ans, plus ou moins cinq ans (Monier, 2006, pp. 151-157).

En novembre-décembre 1995, lors de la translation du corps de sainte Roseline (v. 1270-1329), des examens médico-légaux sont réalisés. C’est le Dr Franck Domart qui s’occupe de la partie odontologique. Il renonce à utiliser la formule de Lamendin, car il lui faudrait extraire des dents. Il décide d’utiliser, pour déterminer l’âge de la relique, la méthode de Drusini. Avec celle-ci, il estime l’âge de sainte Roseline à 41,5 ans avec une marge d’erreur de plus ou moins 10 ans. Puis, il emploie la méthode de Gustafson simplifiée. Avec cette dernière, Franck Domart situe l’âge du corps dans une fourchette comprise entre 50 et 60 ans, avec une marge d’erreur à plus ou moins 10 % (Grévin, Boyer et al., 2006).


Régime alimentaire

L’Australopithecus afarensis (4 100 000 ans à 3 000 000 années) présente une mandibule en forme de V rétréci vers l’avant. Les dents ont des particularités communes aux dents actuelles. Malgré tout, elles en diffèrent par certains caractères de spécialisation. L’exemple le plus connu, popularisé sous le nom de Lucy, vient de l’Afar, au nord de l’Ethiopie. Ses molaires et les prémolaires sont de grande taille. Les incisives sont développées et les canines, saillantes. Le palais est peu profond. Les mandibules sont extrêmement robustes. Les mâchoires sont projetées vers l’avant (Heim & Granat, 2001, pp. 10-37 ; Picq, 1999). L’usure des dents raconte ce que mangeait l’Australopithecus afarensis. La robustesse des os des mandibules et des dents suggère que son alimentation comportait une part importante de nourritures végétales coriaces. L’étude des traces d’usure apporte plus de précisions sur la nature de ce régime alimentaire. La consommation de feuilles a laissé des traces de polissage sur les incisives. Les nourritures provenant du sous-sol et contenant des éléments abrasifs, comme des grains de poussière ou de roche, ont provoqué la formation de petits cratères dans l’émail des molaires. À étudier ses dents, on sait donc que les australopithèques de l’Afar consommaient abondamment les parties souterraines des plantes (racines, bulbes, tubercules, rhizomes, oignons), comme d’autres aliments coriaces tels que les légumes et les fruits des arbustes des savanes. Toutes ces nourritures sont plus dures que celles qui sont trouvées dans les milieux forestiers humides, ce qui explique la face robuste de Lucy et des siens.

L’Homo neandertalensis, quant à lui, évolue entre 100 000 ans et 30 000 ans, en Europe et au Moyen Orient. La face des Néandertaliens ramenée vers l’avant forme le « museau néandertalien ». Celui-ci se présente sous la forme d’un plan oblique et régulier, qui s’étend du bord du nez à l’arcade zygomatique. Les pommettes ont complètement disparu. L’avancée des arcades dentaires est telle que, vu de profil, un espace, dénommé espace rétromolaire, sépare la dernière molaire de la branche montante de la mandibule. Ce sont des carnivores (Picq, 1999).


Profession

Une étude macroscopique et une étude en microscopie électronique à balayage de deux prémolaires inférieures humaines chez un individu du Néolithique moyen ont permis de mettre en évidence une usure particulière, non physiologique, due à l'utilisation de ces dents comme outil. A l'aide des exemples préhistoriques déjà connus et des exemples ethno-archéologiques, une hypothèse a pu être avancée quant à l'activité artisanale de cet individu. Il aurait exercé la fonction de crocheur (Gilbert, 1999, pp. 31-59).

En mars 2008, la momie d'une femme d'époque copte, conservée dans les collections du musée des Beaux-Arts de Grenoble, a subi une étude tomodensitométrique dans la clinique universitaire de radiologie de l’Hôpital A. Michallon (Janot, 2010, pp. 89-97). Selon Francis, Janot (2010, pp. 89-97), « (…) Les surfaces coronaires du groupe incisif supérieur (11, 12, 21, 22) de cette femme sont porteuses d'une rainure, de direction mésio-distale, qui est une perte de substance parfaitement indépendante de toute mastication. Elle débute de l’incisive latérale supérieure gauche (22) pour se terminer au point de contact distal de l’incisive latérale supérieure droite. En vue palatine, les surfaces de contact d’aspect polymorphe sont très marquées selon la dent. La dentine, qui est mise largement à nu, porte un schéma de mastication consécutif à des frottements répétitifs sur une substance dure introduite transversalement dans la bouche. De fait, l’objet inséré n’a épargné qu’un modeste pan d’émail vestibulaire et palatin de la couronne de l’incisive supérieure gauche. De plus, des stries parallèles, de direction horizontale, les unes au-dessus des autres, sont identifiées sur la face vestibulaire de la canine gauche. Manifestement, elles sont dues aux insertions répétées du même objet. Les indices d'anatomie dentaire relevés restituent un mouvement d’interposition d’un objet entre les dents qui commence du côté gauche de la denture (à partir de la 22). La face vestibulaire de la canine (23) fait alors fonction de guide. Ainsi, il est possible d’affirmer que cette femme était à prédominance gauchère. » Le même auteur (2010, pp. 89-97) affirme que : « Effectué des milliers de fois, le mouvement fonctionnel est donc sans aucun doute en relation directe avec la profession exercée par la défunte. Il est donc possible de proposer une reconstitution de la gestuelle accomplie. Ainsi, les usures polymorphes identifiées sur le groupe incisif supérieur sont provoquées par un mouvement fonctionnel mandibulaire d’avant en arrière qui fait pendant au mouvement manuel oscillatoire de la main gauche qui travaille également à un mouvement de tirage de dedans en dehors pour obtenir une dilacération des fibres de la racine. La face vestibulaire de la 23 fait alors office de calage, tandis que la couronne de la 22 sert de guide de positionnement. De plus, l’usure maximale des surfaces occlusales du groupe incisif droit (11,12) est consécutive à l’activité musculaire massétérine due aux multiples forces exercées lors de la dilacération des fibres. Cette activité des faisceaux musculaires a modelé la face externe de la branche montante droite de la mandibule et entraîné une contrainte maximale sur la zone osseuse de l’insertion inférieure du muscle au niveau de l’angle mandibulaire. L'exostose (ou enthèse) observée sur l’angle goniaque droit en est la conséquence directe. Elle est la réponse osseuse à cette contrainte répétée tout au long de l’activité professionnelle de la défunte de Grenoble. Naturellement, l’ensemble du mouvement réalisé induit une salivation abondante. »

Francis Janot (2010, pp. 89-97) est convaincu que : « Il s’agit maintenant de retrouver l’objet qui a laissé une telle abrasion. Plusieurs hypothèses sont envisageables : une activité musicale, un travail de vannerie et de cordes, un travail de tissage, de cuir ainsi que les troubles de bruxomanie. Malheureusement, aucune des marques induites sur la denture par ces différentes activités ne correspond à celles relevées sur la défunte de Grenoble. Pourtant, cette marque odonto-légale possède un parallèle dans la statuaire africaine. En effet, le mouvement d’interposition d’une racine est reconnu sur des statuettes en bois de chefs et de devins des ethnies kôngo/vili et kôngo/yombé de la république démocratique du Congo. Par un mouvement de dilacération des fibres de la racine-munkwisa, le jus extrait a des vertus hallucinogènes qui exacerbent les pouvoirs de clairvoyance et de vision. Les études pharmacologiques montrent que l'écorce de cet arbuste contient un puissant alcaloïde : l'ibogaïne qui stimule le système nerveux central. Selon la dose ingérée, il entraîne des hallucinations, des tremblements, voire des convulsions. Une activité de voyance ? Les indices anatomiques mis en lumière invitent à entrer plus avant dans le bien maigre dossier concernant les membres du personnel religieux occupés plus spécialement aux questions oraculaires, orales et écrites, à partir du Nouvel Empire en Égypte. (…) Dès lors, l'Égyptienne ancienne du muséum de Grenoble pourrait être porteuse, sur son organe dentaire, d’une marque révélatrice d'une activité de clairvoyance. »

En conclusion, il me semble bon de rappeler que la dent est imputrescible et, à ce titre, constitue un outil médico-légal extraordinaire, une source d’informations qui, si elle est bien exploitée, peut se révéler quasiment intarissable.

 


Références bibliographiques :

Gilbert J-M., « Archéologie et Odontologie : la dent-outil troisième main de l'Homme. Le " crocheur " de la nécropole de Benon », in Groupe vendéen d’études préhistoriques, 1990, n° 23, pp. 31-59.

Grévin Gilles, Boyer Raymond et al., Une sainte provençale du XIVème siècle, Roseline de Villeneuve, De Boccard (éd.), Collection De l’archéologie à l’histoire, Paris, 2006.

Heim Jean-Louis & Granat Jean, « Les dents humaines : origine, morphologie, évolution », in La Paléo-odontologie, analyses et méthodes d’étude, œuvre collective, Artcom (éd.), Paris, 2001.

Hénaff-Madec Rozenn, Enquête médico-légale sur le naufrage du H. L. Hunley, L’Harmattan (éd.), Collection Médecine à travers les siècles, Paris, 2009.

Kennedy Maev, « Incisor raiding : Viking marauders had pattern filled into their teeth », in The Guardian, 04/07/2011.

Lamendin Henri, Petites histoires de l’art dentaire d’hier et d’aujourd’hui, L’Harmattan (éd.), Collection Ethique médicale, Paris, 2006.

Lewino Frédéric, « Le Point de la semaine – Sciences », in Le Point, 2024, 30/06/2011, p. 30.

Monier Thibault, « Retour sur l’étude paléopathologique de la momie de Ramsès II au Muséum d’Histoire Naturelle (Paris) : 1976-1977 », in Actes du 1er Colloque Internationale de Pathographie 2005, De Boccard (éd.), Paris, 2006, pp. 151-157.

Picq Pascal, Les origines de l’Homme ; l’odyssée de l’espèce, Tallandier (éd.), Paris, 1999.

Riaud Xavier, Quand la dent mène l’enquête…, L’Harmattan (éd.), Collection Médecine à travers les siècles, Paris, 2008.

Riaud Xavier & Janot Francis, Odontologie médico-légale : entre histoire et archéologie, L’Harmattan (éd.), Collection Médecine à travers les siècles, Paris, 2010 (passage tiré du chapitre écrit par le Pr Francis Janot intitulé « La marque révélatrice d'une profession portée par l'organe dentaire de la momie de Grenoble », pp. 89-97).


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