ARTICLES - Guerre de Sécession américaine (1861-1865)

Le scorbut au sein des armées antagonistes

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Prix Georges Villain d'histoire de l'art dentaire

Le scorbut au sein des armées antagonistes pendant la Guerre de Sécession (1861-1865)

 

par
Xavier Riaud

Le scorbut débute au niveau des gencives par une tuméfaction violacée des languettes gingivales, alors que le fond de la muqueuse est rose pâle. Puis, les languettes deviennent hypertrophiques, décollées, fongueuses (=spongieuses), saignant au moindre contact, empêchant l’alimentation, accompagnée d’une salivation abondante, sanieuse (=purulente), fétide et de douleurs assez vives. Cette hypertrophie augmente, engainant les dents d’un tissu fongueux, violacé. Au palais, apparaît un bourrelet oedémateux, ecchymotique, en arrière des incisives et canines, tandis que sur la muqueuse palatine et vélaire, on voit des suffusions sanguines en placard, ou sous forme de pigments purpuriques. Puis, au niveau du rebord gingival, surviennent des ulcérations à fond grisâtre, nécrotique et parfois, hémorragique, qui s’étendent sur la muqueuse voisine et dénudent l’os alvéolaire. Les dents s’ébranlent peu à peu et tombent. Les douleurs sont intenses, les hémorragies et la salivation abondantes, l’haleine fétide. De nombreuses infections buccales ont évolué très souvent vers des abcès juxta-dentaires et des phlegmons péri-maxillaires. Le malade très amaigri, anémié, atteint d’hémorragies cutanées sous forme de purpura, meurt dans l’adynamie avec des troubles rénaux et cardiaques.

Depuis la fin du XVIIIème siècle, les mécanismes de guérison scorbutique sont parfaitement connus. James Lind (1716-1794), médecin écossais et pionnier de l’hygiène dans la marine royale britannique, a mené ce qui est considéré aujourd’hui comme un des premiers tests scientifiques. Embarqué à bord du Salisbury, le 20 mai 1747, ayant divisé un groupe de 12 marins atteints du scorbut en six groupes de deux, il administre à chacun, différentes substances : du cidre, de l’élixir de vitriol, du vinaigre, une concoction d’herbes et d’épices (laxative), de l’eau de mer et des oranges, et des citrons. Seul le dernier groupe ayant consommé des agrumes a rapidement guéri du scorbut, les stigmates de la maladie ayant disparu de la peau et des gencives en quelques jours. Il publie ses résultats en 1753. Mais, ce n’est qu’à partir de 1795, que la Navy suit les recommandations du médecin écossais en faisant distribuer du jus de citron vert sur tous les vaisseaux britanniques. 

Par ailleurs, une étude a été réalisée par Bourgeois, dentiste militaire pendant la Première Guerre mondiale . Elle s’est tenue pendant 22 mois sur les soldats d’un régiment territorial proche du front et pendant 8 mois sur ceux d’une division d’active. Il en expose les résultats au Congrès dentaire interallié qui s’est tenu à Paris en 1916. Il constate que « l’alimentation trop carnée, la sédentarité qui empêchent les soins hygiéniques » sont parmi les causes susceptibles de provoquer des troubles digestifs sérieux et des pathologies bucco-dentaires. Chez les premiers, les gingivites et les parodontites se sont multipliées. Chez les seconds, jeunes gens de 20 à 30 ans, une recrudescence des caries à évolution rapide est constatée générant des pulpites, des abcès dentaires invalidants. Bourgeois a de plus constaté qu’un régime alimentaire équilibré influe de manière incontestable sur les temps de cicatrisation post-extractionnelle.


Partant de ces symptômes et de constat, quel a été l’ampleur prise par le scorbut et son influence au cours de ce conflit ?

Avant la guerre, cette maladie est déjà constatée au sein de l’armée à raison de 26,3 hommes pour 1 000. Pour lutter contre elle, le Congrès décrète une loi visant à approvisionner les soldats avec des légumes mixés et séchés. Les soldats les ont tout de suite détestés. Mais, transporter le nécessaire pour chaque homme s’est vite révélé d’une grande difficulté. 

Au cours de la guerre, la pathologie survient au bout de deux à trois mois sans aliment reconnu comme antiscorbutique.
Une absence d’hygiène dentaire, parce que les brosses à dents sont rares, associée à une nourriture à base de viande bouillie ont contribué à l’apparition de cette maladie au sein des deux armées. Cette pathologie a été si peu rencontrée chez les civils que les chirurgiens ont peiné à la diagnostiquer. C’est si vrai qu’elle a été assimilée à d’autres pathologies, comme les diarrhées ou la dysenterie. Toutefois, ces derniers ont vite admis qu’elle est provenue d’une carence indiscutable en aliments frais. Très vite, ils ont encouragé les soldats à manger des fruits et légumes. Les mêmes ont attaché une grande importance aux pommes de terre à qui ils ont attribué une grande valeur antiscorbutique. Quand il s’est avéré que l’approvisionnement en pommes de terre serait insuffisant, le gouvernement a demandé aux scientifiques de fabriquer des pommes de terre desséchées. Les soldats les détestaient, mais les médecins leur ont aussitôt accordé une grande valeur nutritionnelle. Malgré tout, les praticiens ne se sont pas expliqués pourquoi le scorbut s’est manifesté dans leur régiment, malgré cette alimentation particulière. 
De plus, dans les hôpitaux installés après les batailles de Wilderness (4-5 mai 1864) et de Spotsylvania (12 mai 1864) pour l’armée nordiste de Virginie, et ceux mis en place après les affrontements suite à la retraite de l’armée du Tennessee de Dalton à Atlanta, de mai à juillet 1864, il a été démontré qu’un soldat atteint de scorbut développait beaucoup plus facilement de la gangrène en cas de blessure grave. De même, des problèmes de cicatrisation et de coagulation apparaissent.

Les premiers cas observés au sein de l’armée de l’Union ont été diagnostiqués en avril 1862. L’assistant chirurgien Dunster est le premier à les voir au sein des troupes du général McClellan. L’épidémie devient extrêmement sévère. Au cours des investigations qui ont suivi afin de déterminer la cause de son apparition, un constat s’impose : les hommes ne consomment pas leur ration de légumes desséchés. Hammond, le nouveau chirurgien général, ordonne alors que du jus de citron soit donné aux hommes . Le 4 juillet 1862, le Dr John Letterman prend ses fonctions au sein du service de santé de l’armée de l’Union. Il remarque aussitôt les malades atteints d’avitaminose C et décide de réquisitionner tous les fruits frais, oignons, tomates, pommes de terre, etc. Le 16 août, la maladie a disparu.
Pour les deux armées, des flambées de scorbut ont eu lieu lors des sièges d’Atlanta, de Vicksburg et de Petersburg. 
Les premiers cas observés de cette maladie au sein de l’armée confédérée l’ont été en janvier 1862. En 1863, le chirurgien Paul Eve signale l’apparition de cas graves de scorbut. Le général Beauregard en informe aussitôt le président Jefferson. La même année, les cas sont si inquiétants que certains prédisent une campagne catastrophique par la seule absence d’antiscorbutiques. Le général Lee le recensement des réserves alimentaires et ordonne aussi que des oignons, etc. soient distribués dans la ration des troupes. Malgré toute sa bonne volonté, cette mesure se révèle insuffisante. De nouveau, Eve s’alarme. En effet, les hémorragies secondaires à cette pathologie sont de plus en plus fréquentes.
Lors de la chute d’Atlanta en 1864, le taux de scorbutiques est à son apogée. Presque 5 cas sont répertoriés pour 1 000 hommes de troupe, alors qu’au début du siège, il était de 1,9. Lorsque Sherman et ses hommes se sont mis à chercher des aliments frais, le taux a immédiatement chuté de façon très nette. Les rations alimentaires des compagnies sont souvent excédentaires par rapport aux besoins réels des troupes. L’excédent était souvent vendu, ce qui permettait de constituer un fond utilisé afin d’acheter du lait, du beurre, des fruits et légumes, etc.


A Andersonville, célèbre prison sudiste, les prisonniers sont parqués dans des conditions proches de celles d’un navire, avec « de la viande salée, une nourriture qui n’est pas variée et sans fruit frais. » 9 501 cas ont été répertoriés présentant tous les symptômes de la maladie avec un taux de mortalité à 90%. Le chirurgien John C. Bates, sous contrat, se souvient avoir donné une pomme de terre à un prisonnier, en lui conseillant de la manger crue comme antiscorbutique.

Le directeur médical sudiste Carrington, constatant le problème, décrète que des fruits doivent être administrés deux fois par semaine dans les hôpitaux, en période hivernale et qu’un antiscorbutique soit donné en prison. Les journaux de l’époque démarchent leurs lecteurs en leur demandant de fournir à l’armée des « pommes, pêches, poires figues, etc. qui constituent un apport nutritionnel important, mais aussi d’aliments contribuant au maintien de la bonne santé des troupes. » Malheureusement, au cours du conflit, les hommes ont eu faim la plupart du temps. La production au sud était insuffisante et l’officier chargé de l’approvisionnement, le colonel Northrop, n’a jamais été à la hauteur de sa responsabilité, qui a été de faire parvenir des aliments là où ils ont été requis . Cet homme a été vraisemblablement un de ceux qui a été le plus détesté de l’armée. Mais, d’autres problèmes ont vu le jour. Le système ferroviaire sudiste est lacunaire et n’a pas facilité l’arrivée de la nourriture aux armées. De plus, avec la chute de Vicksburg, le gouvernement confédéré s’est retrouvé coupé de ses alliés de l’ouest, là où fleurissent beaucoup de fermes. Sur le territoire accessible à Jefferson Davis, il n’y a pas assez de cultures pour pouvoir décemment se sustenter. Il faut ajouter à cela certains officiers dont l’alimentation des troupes sous leur commandement n’a jamais été la priorité.
Les soldats eux-mêmes se sont donc mis en quête de nourriture. Non content de chercher dans les bois, des herbes ou des plantes, la recherche s’est accrue lorsque les hommes du général Lee ont fait mouvement à Philadelphie. Pourtant, le général Lee n’a eu de cesse de réclamer des rations décentes pour ses hommes. Son armée n’a reçu du bacon, en moyenne, qu’un jour sur quatre. A l’inverse, l’armée du général Johnson opposée à celle de Sherman dans le nord de la Géorgie a vu arriver par le Mississipi, un troupeau d’un millier de bœufs en 1864.

Un chirurgien a noté, à cette époque, que la seule limite à cette recherche résultait de l’intervention de certains officiers. Des médications à base de décoctions et d’acide citrique ont été utilisées avec un certain succès au Winder Hospital notamment. Les chirurgiens de l’armée de Sherman encouragent les hommes à manger les mûres trouvées sur leur chemin. Au début de l’été, ils sont parvenus à enrayer l’épidémie de scorbut de cette manière. Un chirurgien de l’Union est parvenu, en prison, à extraire l’acide tannique d’un morceau de chêne et s’en est servi de remède antiscorbutique. Le chirurgien Eve a, quant à lui, employé du chlorure de potassium qui a donné d’excellents résultats. Après la guerre, il a affirmé, à propos du scorbut : « C’est une maladie tenace et obstinée qui réclame un traitement au long cours, mis en place pour éprouver l’organisme. »

Le général Lee ayant combattu la plupart du temps sur les terres sudistes a pu compter sur l’aide des habitants des villes que ses troupes traversaient. Dans les zones où les combats ont été moins importants, ce soutien a été primordial et quantitativement important. Dans sa marche vers la mer en 1864, vers Atlanta, Sherman a permis à ces hommes de vivre sur les campagnes et leurs productions agricoles. Ils ont souvent eu à manger à profusion.

Sur la mer, à cause du blocus l’essentiel du temps, l’avitaminose C a fait des ravages considérables. A bord des deux vaisseaux blindés, l’USS Monitor pour le Nord et l’USS Merrimac pour le Sud, qui se sont livrés un combat resté célèbre, des cas de scorbut sont constatés dus à l’absence de nourriture fraîche. D’ailleurs, le 17 janvier 1862, le secrétaire fédéral de la Marine sudiste écrit au secrétaire du Trésor afin de lui demander la permission que les hommes de la Navy aillent se procurer au sol chez les habitants du Sud, les aliments antiscorbutiques dont ils ont grand besoin. Le 9 août 1863, c’est au tour de l’amiral Dahlgren commandant à la flotte de réclamer dans les rations de ses marins, davantage « de légumes frais cueillis du jour, de la viande fraîche ou salée, des oignons, des citrons, des pommes de terre, etc. » De nombreux commandants de vaisseaux ont fait le même constat. Dans la marine, le problème du scorbut, ses conséquences et ses traitements sont bien connus. Aussi, paradoxalement, n’y a-t-il eu aucun cas recensé de mortalité scorbutique dans la marine américaine, l’épidémie ayant pu être enrayée à temps.

Du 1er juillet 1863 au 30 juin 1865, il a été recensé une moyenne de 66 cas de scorbut pour 1 000 hommes de troupe chez les hommes noirs. Dans le même temps, du 1er juillet 1861 au 30 juin 1865, il n’a été observé que 1,3 cas pour 1 000 hommes de troupe chez les soldats de couleur blanche.

Affaiblissant les défenses immunitaires, le scorbut s’est aussi révélé un allié formidable des maladies infectieuses de tous genres . Il ne faut pas oublier que l’avitaminose C est souvent associée à d’autres pathologies, ce qui rend difficile son objectivation.

Les médecins de l’Union ont diagnostiqué 46 000 cas de scorbut. 771 cas ont été mortels. Au sein de l’armée confédérée, le nombre de cas a été nettement supérieur.

Son incidence a été importante. En effet, du fait des difficultés d’approvisionnement et de la destruction fréquente des rails de chemin de fer empêchant les trains de se rendre où ils étaient attendus, des offensives ont été ainsi retardées, voire rendues impossibles. Ainsi, l’armée du Potomac sous le commandement du général McClellan a vu le scorbut se développer fortement peu après la bataille de Fair Oaks qui s’est finie le 1er juin 1862. Les troupes n’ont plus eu de ravitaillement pendant près de six mois. L’épidémie a été galopante. Tout le temps où l’armée est restée dans la péninsule, près de 20 000 soldats ont été alités. Quand les légumes frais sont arrivés, il était trop tard. 2 000 d’entre eux ont été renvoyés par les chirurgiens du 4ème corps à la Commission sanitaire. Son armée étant si affaiblie, McClellan n’a pas pu poursuivre son avancée vers Richmond octroyant ainsi un délai salvateur pour les armées sudistes.


Il convient de dire un mot, pour en finir avec cette maladie, sur l’action de la population civile, plutôt féminine d’ailleurs, à l’énoncé de la survenue du scorbut chez leurs fils enrôlés dans l’armée de l’Union. La plupart des mères ont toujours su l’importance du régime alimentaire sur la santé. Très vite, elles réagissent en formant des sociétés d’aides et nombre d’entre elles entrent dans la Commission sanitaire de l’Union. Quand le désastre de la campagne péninsulaire de McClellan en 1862 a été connu, elles ont concentré toute leur attention sur l’obtention de fruits et de légumes que l’armée ne pouvait avoir. Les oranges et les citrons font partie de ceux-ci. Une d’entre elles, Mary Livermore, s’est battue pour récupérer un maximum de pommes de terre et d’oignons, aliments antiscorbutiques d’excellence. Elle n’a pas hésité à solliciter les enfants à l’école. Des slogans sur son autorité ont vu ainsi le jour « Plutôt que d’envoyer une lettre d’amour à votre époux, envoyez-lui un oignon. » 

Des sociétés d’aides ont financé des wagons pour chercher ces légumes chez les voisins, les fermiers, les femmes esseulées, etc. Elles se sont assurées par la suite qu’ils rejoignaient bien les troupes de l’Union. Sous l’injonction de Mary Livermore, une « flotte de la pomme de terre » est organisée sous le commandement de Mme Hoge, membre de la Commission sanitaire de l’ouest, pour approvisionner l’armée du général Grant. La même Livermore a organisé également une vente de charité à Chicago pour récupérer de l’argent destiné à soutenir la Commission sanitaire et l’envoi de nourriture aux troupes. Grâce à l’aide des 110 000 habitants de cette ville, le 27 octobre 1863, un convoi de 100 wagons contenant des pommes de terre, des oignons, des betteraves, du chou, des barils de cidre et de bière a pu se mettre en marche. Les spectateurs ont applaudi. Les journaux ont fait leurs gros titres de cette histoire, donnant des exemples touchant des dons admirables ayant permis l’accomplissement de cette démarche humanitaire. L’engouement de la population a été si important que, pendant les 14 jours suivants, des dons ont continué à affluer en quantités considérables. Livermore en a assuré le transport jusqu’aux armées concernées.


Références bibliographiques:

Adams Georges W., Doctors in Blue, the Medical History of the Union Army in the Civil War, Louisiana State University Press, Baton Rouge, 1996.

Bollet Alfred Jay, Civil War Medicine: Challenges and Triumphs, Galen Press (ed.), Tucson, Montana, 2002.

Bourgeois C., « Des lésions dentaires et buccales dans les formations de l’avant ; leur évolution au cours de la campagne. Amélioration et transformation possible du matériel en usage », in Congrès dentaire interallié 1914-1917, G. Villain (éd.), tome II, Paris, 1917, pp. 1179-1184.
Cunningham H. H., Doctors in Gray, Louisiana State University Press, 1986.

Lind James, Traité sur le scorbut, Ganeau (éd.), Paris, 1756.

Lind James, Mémoires sur les fièvres et sur la contagion lus à la Société de Médecine d’Edimbourg, Jean-François Picot (éd.), Montpellier, 1780.

Riaud Xavier, Pathologie bucco-dentaire dans les camps de l’Allemagne nazie (1941-1945), Thèse Doct. Chir. Dent., Nantes, 2007.


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