ARTICLES - histoire de la médecine

IBM et le fichage des Juifs en France

Histoire de la médecine

Histoire de la médecine


Biographie
Décorations
Livres
Articles
Collection
vidéoconférences
Prix Georges Villain d'histoire de l'art dentaire

IBM et le fichage des Juifs en France

Par
Xavier Riaud

 

Quelques lois antisémites promulguées par le gouvernement de Vichy…

Le 22 juin 1940, Pétain signe à Rethondes, en présence d’Hitler, l’armistice. Une zone occupée voit le jour et une zone dite « libre » est séparée d’elle par une ligne de démarcation. Le nouveau gouvernement français dirigé par le maréchal Pétain garde sa souveraineté nationale sur l’ensemble du territoire.
Aussitôt, le nouveau gouvernement prend à son compte les lois antisémites des Allemands en promulguant de son côté plusieurs décrets :

  • 3 octobre 1940 : la loi portant sur le statut des Juifs qui en fait les boucs émissaires de la défaite, des citoyens de dernière catégorie éliminés des fonctions électives, de la fonction publique et soumis à un numerus clausus d’une grande sévérité dans les professions libérales.

  • 4 octobre 1940 : un décret déclare l’internement des étrangers de race juive.

  • 7 octobre 1940 : les Juifs d’Algérie, Français depuis le décret Crémieux de 1870, sont déchus de leur nationalité française et sont exclus.

  • 18 octobre 1940 et 26 avril 1941 : deux ordonnances allemandes décident l’exclusion des Juifs et la spoliation de leurs biens.

  • Création du Commissariat général aux questions juives, véritable ministère à lui seul, le 29 mars 1941, par Vichy.

  • 2 juin 1941 : deux textes interdisent l’accès des Juifs aux professions libérales notamment (Morgenstern, 1997-1998).

Une véritable machine d’exclusion des Juifs se met en place sur l’ensemble du territoire français : des lois, une propagande attisant la haine du Juif, des organismes de répression, l’obligation d’un recensement de la population juive auprès des préfectures, des camps d’internement, etc. Plus tard, en 1942, d’autres mesures discriminatoires s’ajoutent avec l’action de la Gestapo chargée des arrestations, ainsi que le port de l’étoile jaune. A ce sujet, il est bon de signaler le refus formel de Maurice Roy, alors directeur de l’Ecole dentaire de Paris, de voir cette étoile portée par les étudiants au sein de son école. Ses choix et ses convictions lui ont valu des articles anonymes injurieux dans le journal de l’Occupation, Je suis partout. L’un d’entre eux en particulier l’a vilipendé avec la plus grande virulence (Dreyfus, 1947). Malgré tout, comme pour toute profession libérale, Vichy demande à la profession dentaire de se départir de « toute influence juive ». Pour pouvoir exercer, les dentistes français doivent alors présenter un certificat de non appartenance à la race juive. Emblème de ce certificat, l’image de sainte Apolline, sainte patronne des dentistes et de ceux qui ont mal aux dents, caractérisée ici par la devise écrite sur ce papier « Dentibus cruciata – Dentibus cruciatis – Medeatur Apollonia », ce qui signifie en l’occurrence « Qu’Apolline martyrisée en ses dents soient secourable à ceux que leurs dents torturent » (Morgenstern, 1997-1998).

Puis, les Allemands décident de déporter les Juifs vers les camps d’Europe de l’Est. Selon les chiffres publiés par Serge Klarsfeld (1985), 75 721 Français, dont 11 000 enfants, partent alors principalement vers Auschwitz, de mars 1942 à août 1944. 74 convois de la SNCF s’échelonnent sur cette période. 2 566 d’entre eux en sont revenus. Il ne faut pas oublier les 3 000 morts dans les camps d’internement.
Ce sont les cartes perforées d’IBM qui ont aidé les Allemands dans leur programme d’extermination décidé le 20 janvier 1942 lors de la conférence de Wannsee. Elles sont utilisées au sein du Service des questions juives des préfecture où les Juifs ont eu obligation de se faire recenser depuis l’ordonnance allemande du 27 septembre 1940 et la loi de Vichy du 2 juin 1941.


Qu’est-ce qu’IBM alors et quel est son rôle exact dans l’organisation de la Solution Finale ?

Hermann Hollerith (1860-1929), américain d’origine allemande, rejoint un poste au Bureau de recensement de Washington DC. A 20 ans, il invente une carte avec des perforations dont chacune représente une particularité d’un individu. Cette carte est insérée dans un lecteur, grâce à des mécanismes à ressort aisément réglables et un balayage rapide capable de repérer les perforations par contact électrique. Par les classements en fonction de critères préalablement choisis, ces machines peuvent tracer le portrait d’une population. En 1884, il construit son premier prototype. En 1890, les machines d’Hollerith sont employées au premier recensement jamais effectué sur le sol américain. Ce recensement est un succès immense. Hollerith décide de louer ses machines au gouvernement. Les pays du monde entier passent commande. Hollerith dispose d’un monopole absolu, chacune des pièces étant dépendantes de toutes les autres (Black, 2001). En 1896, il fonde sa propre société The Tabulating Machine Company. En 1910, la Dehomag (ho pour Hollerith), société allemande des machines Hollerith, ouvre ses portes. Indépendante de la maison mère au bord de la faillite en raison de l’ingérence d’Hollerith, elle joue un rôle crucial dans le recensement des Juifs sous le régime nazi. En 1911, Hollerith décide de vendre sa société. Charles Flint est un homme d’affaires de renom mondial, un virtuose de la finance internationale, qui rachète l’entreprise. Il la rebaptise aussitôt en Computing-Tabulating-Recording Company (CTR). A sa tête, il nomme Thomas J. Watson qui fait ses débuts à la CTR, en 1914. C’est un homme déjà connu aux USA pour ses méthodes peu orthodoxes et son peu de scrupules face à la concurrence. En 1924, sur l’initiative de Watson, la CTR devient IBM, International Business Machines. Watson y met en place, au sein des employés, un véritable endoctrinement essentiellement tourné vers le profit. IBM devient internationale et Watson en est son âme damnée (Black, 2001).
Avec ce changement, la Dehomag passe sous la coupe d’IBM. Avec l’arrivée d’Hitler au pouvoir, ses machines servent au recensement des populations juives en Allemagne dont le premier est réalisé en 1933, tout d’abord, puis dans tous les territoires conquis aussitôt après l’arrivée des troupes allemandes. Très vite, en Allemagne, les machines Hollerith sont utilisées par toutes les plus grandes entreprises. En 1933, le camp de concentration de Dachau ouvre ses portes. Toutes les listes de détenus des camps de concentration destinés au travail, à l’infirmerie, ou aux chambres à gaz plus tard dans les camps d’extermination, sont faites par les machines Hollerith, donc IBM. Ces dernières sont entreposées dans un local des camps réservé à cet effet, l’« Arbeiteinsatz », mention qui figure sur tous les documents en en-tête.
En 1934, elles sont directement impliquées dans l’opération T4 d’euthanasie des aliénés mentaux et handicapés physiques. Chargées de lister l’ensemble de ces malades sur le sol allemand, la firme allemande élabore des cartes perforées spécifiques à cet usage.
En 1935, en huit heures de travail, une presse peut éditer 65 000 cartes perforées. En à peine deux ans, 59 presses sont installées en Allemagne (Black, 2001).
C’est aussi grâce aux machines IBM que le recensement des juifs des ghettos polonais a été aussi efficace et n’a laissé derrière lui que peu de rescapés lorsque l’heure de l’extermination a sonné. Watson travaille de concert avec les Allemands. Si les perspectives de profit sont omniprésentes dans l’esprit de Watson, il est un ardent défenseur de l’idéologie allemande et ne s’en cache pas. Son influence en fait un très proche conseiller de Roosevelt lui-même. La société allemande surclasse toutes les autres et génère des revenus si importants qu’elle se classe en seconde position derrière la société mère américaine. Aussi, Watson n’hésite pas à se rendre sur le sol allemand avant la guerre pour choyer ses partenaires allemands. Très vite, pour conserver son hégémonie, la Dehomag voit arriver dans son comité directeur, des nazis convaincus et la dite société se retrouve à fournir toutes les sociétés européennes en matériel qu’elle leur loue. En 1937, devant le travail effectué, Hitler crée une décoration spécialement pour Watson, la Croix du mérite de l’Aigle allemand avec étoile pour « honorer les ressortissants étrangers qui ont rendu des services au Reich allemand ». Cette distinction lui est remise personnellement au cours d’une cérémonie officielle se déroulant à Berlin. Aux Etats-Unis, le scandale est si énorme que Watson est très vite contraint de rendre sa médaille. Les Nazis ne lui pardonneront pas. Pourtant, l’intérêt commun passant avant tout, la Dehomag continue de spéculer sur l’Holocauste à venir et ses bénéfices ne cessent d’enfler (Black, 2001).
En 1942 - 1943, les gouvernements alliés connaissent la provenance douteuse de l’or allemand. Ils menacent les pays neutres de sanctions économiques si ces derniers continuent d’accepter cet or. Le commerce d’or avec l’Allemagne est bientôt bloqué. Un véritable embargo voit le jour. Le vice-président de la Banque nationale suisse a alors l’idée de « transformer l’or allemand indésirable en or suisse très recherché ou en francs suisses acceptés partout et à la valeur stable ». Le commerce et les importations allemandes reprennent aussitôt. L’Allemagne est un pays pauvre en matières premières. Avec les devises étrangères que la Banque nationale suisse fournit aux Allemands en échange de leur or, les nazis ont pu acheter celles qui leur font défaut. La guerre, qui aurait pu s’arrêter, l’Allemagne étant exsangue, a duré encore plusieurs années (Rings, 1985 & Le Bor, 1997).
Aux Etats-Unis, Roosevelt interdit aux entreprises américaines de spéculer avec les forces de l’Axe. Ainsi, les avoirs de la Dehomag sont-ils gelés pour IBM, jusqu’à la fin de la guerre, celle-ci ayant fait des bénéfices qui n’ont cessé d’être exponentiels tout au long de la guerre. Par diverses manœuvres, Watson est parvenu malgré tout à récupérer les profits de sa société allemande à la fin de la guerre. Il n’a jamais été inquiété, ni mis en accusation (Black, 2001).


Quid d’IBM en France sous le régime de Vichy ?

L’ancienne CTR, future IBM, ouvre son premier bureau à Paris, en 1919. En 1936, Watson restructure IBM France et crée une autre filiale, la Compagnie électro-comptable (CEC). Très vite, les commandes affluent. Au moment de la guerre, malgré deux autres rivaux présents sur le marché, la CEC détient l’essentiel du marché. Quand l’armistice est signé en 1940, les Allemands réquisitionnent aussitôt plus de 300 machines Hollerith. Habile, Watson décide de facturer la location de ses machines qui sont éparpillées sur tout le territoire allemand, mais soigneusement répertoriées. Par l’entremise de Fellinger, un des administrateurs de la Dehomag placé en fonction au sein de la CEC, ce sont 308 contrats de location qui sont signés avec l’armée allemande pour ces fameuses machines. Les bénéfices de la CEC s’envolent. Mais, la CEC est totalement tributaire de la Dehomag qui a été le commanditaire de l’essentiel des commandes de la CEC, celle-ci n’ayant fait des bénéfices que sur de la sous-traitance ou des réparations. Une grave pénurie de papier a rendu la CEC encore plus dépendante. Le Service de travail obligatoire n’arrange pas ses affaires et un manque patent de personnel compétent se fait vite ressentir. Elle finit même par en devenir un satellite en nourrissant des liens très étroits avec le parti nazi puisque un SS convaincu, Westerholt, est entré dans son conseil d’administration. A la déclaration de guerre, la Dehomag ne fait aucun mystère de sa volonté d’affranchissement d’IBM New York. L’Allemagne d’Hitler veut identifier les Juifs en fonction de leur ascendance et pas de leur religion, les ficher, les dépouiller de leurs biens, les déporter dans des camps. Une menace sourde plane sur les Juifs français. Hitler est prêt (Black, 2001).
En 1940, la première tentative de recensement des Juifs français a lieu. Ceux de la zone occupée ont pour ordre de se présenter, de s’inscrire et de fournir tous les renseignements possibles sur leurs activités professionnels auprès du commissariat de police dont ils dépendent du 3 au 20 octobre 1940. Ce premier essai se révèle vite infructueux, les machines Hollerith françaises ayant été réquisitionnés par les Allemands dès leur arrivée sur le sol français. Dans le seul département de la Seine, 149 734 personnes se présentent dans les commissariats. Les renseignements obtenus sont centralisés par la police française, qui constitue, sous la direction d'André Tulard, sous-directeur du service des étrangers et des affaires juives à la préfecture de police de Paris, un ensemble de quatre fichiers, dit fichier Tulard, (alphabétique, par nationalités, par adresses, par professions) représentant au total 600 000 fiches. Ce fichier se subdivise en fichier simplement alphabétique, les Juifs de nationalité française et étrangère ayant respectivement des fiches de couleur différentes, et des fichiers professionnels par nationalité et par rue. Il a été ensuite transmis à titre gracieux à la section IV J de la Gestapo, chargée du « problème juif ». Le fichier sera principalement utilisé pour l'organisation de la rafle du Vélodrome d’Hiver, les 16 et 17 juillet 1942. Mais, ce système, très imprécis, exclut les enfants, n’évite pas les doublons, ce qui amène à des dénombrements très supérieurs à la réalité (Black, 2001).
Un deuxième recensement a lieu le 14 juin 1941, tout aussi confus et improductif, même si apparemment il semble plus précis. Les préfectures reçoivent à cet effet six pages de directives précises à respecter. Par la suite, les ordres et contre-ordres émanant de diverses administrations se sont succédés rendant ce recensement tout aussi imprécis que le précédent. Pour l’enregistrement du seul nom de jeune fille d’une femme, il faut une page d’imprimé. De nombreuses lacunes sont constatées : le sexe, la profession ou la nationalité sont oubliés. Des fichiers sont remplis de coquilles rendant illisibles certaines adresses ou certains noms (Black, 2001). Face à l’ingérence française, les Allemands s’impatientent et les demandes de renseignements précis affluent auprès des diverses administrations compétentes. Pour essayer de centraliser tous les renseignements en un seul fichier facilement exploitable, ce sont près de 140 000 formulaires à remplir qui parviennent ainsi à une unité de police de Vichy affectée à cette tâche. Affolé, débordé faute de personnel suffisant, sans locaux adaptés pour effectuer le travail demandé, Xavier Vallat, commissaire aux questions juives, se tournent alors vers le seul homme qu’il juge compétent, le général René Carmille, contrôleur des armées qui est parvenu à sauver l’ensemble de ses machines tabulatrices. Elles ont été sauvé de nuit sur ordre de Carmille au titre de prise de guerre (Black, 2001 ; Carmille, 2010). Après l’armistice, la France conserve le droit de conserver une armée de 100 000 hommes. Le colonel du Vigier et Carmille, alors contrôleur général, demandent au gouvernement de Vichy et à l’armée, la possibilité d’ouvrir un service civil consacré à la tenue de fichiers mécanographiques de la population, à des fins de mobilisation clandestine en cas de débarquement des Alliés, la mobilisation de 1939 ayant été jugée décevante. Le Service de la démographie ouvre ainsi ses portes le 15 décembre 1940 et est placé sous l’autorité du ministère des Finances. Dans ces démarches, il est prouvé par des documents signés de sa main que c’est vers début août 1940 que René Carmille a été en contact étroit avec les officiers de l’État-major de l’armée française qui devaient, deux ans plus tard, créer l’Organisation de Résistance de l’Armée. Le maréchal Pétain, les ministres de la Guerre et des Finances étaient au courant des objectifs militaires secrets, et ont tous signé les textes parus au Journal Officiel, indispensables pour la création et le fonctionnement du Service de la Démographie, puis du Service national de la Statistique. Ils n’ont jamais voulu promettre à René Carmille de le couvrir au cas où il serait arrêté par les autorités d’occupation (Carmille, 2010).
Dans une lettre au même Xavier Vallat, en date du 18 juin 1941, dont l’objet est le recensement des Juifs, le même Carmille écrit : « Une loi du 2 juin 1941, publiée au Journal Officiel du 14 juin 1941, prescrit le recensement de toutes les personnes qui sont juives au regard de la loi de la même date portant sur le statut des Juifs. L’enquête que les services de votre Commissariat général vont faire entreprendre intéresse au plus haut point le Service de la démographie chargé des opérations statistiques de toute nature intéressant la population de la France. Ce service vient d’organiser en zone non occupée un premier recensement comportant l’inventaire des activités professionnelles de toutes les personnes âgées de 14 à 65 ans. Les renseignements recueillis, ainsi que tous ceux qui proviendront d’enquêtes ultérieures, conduites aussi bien en zone occupée qu’en zone non occupée, sont destinés à constituer et à permettre de tenir à jour pour chaque individu un dossier, résumant la nature de ses activités, à l’aide duquel pourra être dressé à tout moment le tableau démographique général de la Nation. Il m’apparaît dans ces conditions que le recensement des Juifs est susceptible d’apporter un complément d’informations d’autant plus intéressant que les investigations portent non seulement sur les personnes, mais encore sur leurs biens. Ces considérations m’amènent à vous demander de bien vouloir me faire connaître dès maintenant les modalités de l’enquête que vous entreprenez, le détail des questions posées, puis ultérieurement, les résultats que vous avez recueillis. Dans le cas où le modèle des bulletins de recensement des Juifs ne serait pas définitivement établi, je me tiens à votre disposition pour étudier un formulaire qui devrait permettre aussi bien à votre Commissariat général qu’au Service de la démographie de réunir tous les renseignements utiles sur les Juifs, de découvrir ceux d’entre eux qui auront omis de faire leur déclaration, d’organiser un contrôle de l’état des biens et de leurs transferts éventuels, et, en définitive, d’être éclairé exactement sur le problème juif. Je charge un administrateur de la Direction de la démographie de vous exposer l’organisation du service, ses méthodes de travail, les résultats escomptés grâce à l’emploi de procédés mécanographiques pour la gestion des dossiers individuels, et d’examiner avec vous les conditions de la collaboration qu’il pourrait vous sembler avantageux d’établir entre les services intéressés. »
Réticent au début, débordé par la charge de travail, Vallat se résigne à solliciter les services de Carmille. En décembre 1941, Carmille a en sa possession l’ensemble des formulaires juifs (Black, 2001).
Trois entreprises détiennent le monopole du marché français des machines statistiques : Bull, la Compagnie électro-comptable (CEC), qui est ni plus ni moins que la filiale d’IBM en France, et Powers, d’origine anglaise. René Carmille dispose des 3 types de machines. En 1941, Carmille signe un contrat avec la CEC de plusieurs millions de francs pour une commande de plusieurs machines puissantes à livrer selon un calendrier précis. S’il n’est pas respecté, la CEC s’engage à payer plusieurs millions de francs de pénalités de retard. La CEC étant une filiale de la Déhomag, plusieurs cadres de celles-ci sont devenus membres de la Commission d’application des accords d’armistice. Les buts et objectifs de Carmille sont alors clairs. Pour disposer d’un fichier utilisable en cas de remobilisation, il doit créer un fichier mécanographique des soldats et des divers personnels militaires, sans oublier les prisonniers, il doit aussi attribuer un numéro d'identité à l'ensemble de la population et recenser la population active en distinguant tout particulièrement les professions et diverses qualifications, en vue d’une mobilisation clandestine en cas de débarquement des Alliés (http://www.fr.wikipedia.org, 2012). Ses recoupements mécanographiques ont permis la mise à disposition, dans ce but, de près de 300 000 hommes susceptibles de prendre les armes, dont les compétences militaires très variées étaient parfaitement répertoriées.
Carmille observe alors que le numéro qu’il a mis en place est beaucoup moins encombrant et nettement plus efficace en nombre de caractères, grâce au simple usage des noms, prénoms et numéro de matricule en vigueur selon les armées (Black, 2001).
Pour attribuer un numéro à chaque individu, le relevé des actes de naissance présents au niveau des greffes des tribunaux est réalisé. Le recensement de la population est ainsi effectué, ce qui permet de doter d’un numéro les millions de personnes nées en France, dans les 65 dernières années. Comme l’opération a un caractère civil, l’appartenance aux deux sexes est signalée. Un treizième chiffre est adjoint à l’ensemble, avec en première colonne, 1 pour les hommes, 2 pour les femmes. Le futur numéro de la Sécurité sociale vient de voir le jour. Toutefois, le ministre de la Justice Raphaël Alibert, chargé de la « question juive », insiste pour que ce numéro distingue très clairement les Juifs du reste de la population. Bien que difficile, le recensement a finalement lieu de mars à août 1941.
En 1931 et en 1936, les recensements quinquennaux de la population sont réalisés par la Statistique générale de France dirigée par Henri Bunle. Le suivant doit avoir lieu à la mi-juin 1941. Carmille le fait remplacer par un recensement « des activités professionnelles », avec une nomenclature spécialement adaptée à une éventuelle mobilisation. Pour ne pas être obligé de soumettre son projet au gouvernement de Vichy, Carmille concentre son recensement exclusivement à la zone libre. Concernant les Juifs, il insère une question supplémentaire au questionnaire (no 11) : « Êtes-vous de race juive ? », dans le respect de la loi du 3 octobre 1940 précisant le statut des Juifs. Le recensement a finalement lieu le 17 juillet 1941. Dedans, un bulletin pour chaque personne française ou étrangère de 13 à 64 ans doit y figurer. Ses résultats n’ont jamais été publiés (http://www.fr.wikipedia.org, 2012). Les rafles, quant à elles, débutent en mai 1941.
Le 11 octobre 1941, suite à une refonte des services, le Service national des statistiques (SNS) voit le jour. Six nouveaux ateliers sont créés en zone nord, laissant poindre les futures directions régionales de l’Insee. Carmille applique désormais un programme élaboré avant-guerre, si bien qu’en trois ans seulement, il dote la France d’un service de statistiques civiles performant, gérant des fichiers d’individus, d’entreprises et d’établissements, pratiquant sondages et enquêtes, recrutant à l’École Polytechnique des cadres qui prêtent serment de respecter un secret professionnel strict, disposant d’une École d’application, qui devient l’ENSAE en 1962.
Au début de l’année 1943, la CEC admet ne pas pouvoir honorer la commande qui lui a été passée et devoir près de 4 millions de francs de pénalités au service de Carmille (Black, 2001).
Longtemps, la population a tenu l’occupant pour responsable du recensement des activités professionnelles. Le SNS en a été durablement compromis. Ainsi, le recensement de juillet 1941 a été presque simultané à l'opération des services de police de juin 1941, portant sur les seuls Juifs. Les services du SNS de Clermont-Ferrand et de Limoges ont été invités à les identifier, c’est-à-dire à ajouter leur numéro d’identification, en vue d’une exploitation mécanographique. Carmille n’a rien refusé, mais a accumulé les difficultés. Il a si bien fait que le chiffrement demandé n’a abouti qu’après trois ans de réclamations, à un état numérique des Juifs français et étrangers recensés en juin 1941, sur un exemplaire unique, inachevé en février 1944, lors de l’arrestation de Carmille. Il s’agit de tableaux préfigurant, par sexe et par département, le nombre de Juifs recensés, de façon anonyme, le tout classé par nationalité et activité professionnelle (http://www.fr.wikipedia.org, 2012). Quant à la fameuse colonne 11 devant dénoncer les Juifs, elle n’a jamais été perforée et les réponses n’ont jamais été tabulées. Plus de 100 000 fiches de Juifs ont été stockées dans le bureau de Carmille et n’ont jamais été transmises. Carmille a fait échouer toute l’opération.
Convaincu de Résistance, ayant largement contribué à perturber le recensement des Juifs, ayant fabriqué jusqu’à 20 000 fausses pièces d’identité, l’arrestation de Carmille est décidée. Il est arrêté par la Gestapo de Lyon, en qualité de « grand ennemi de l'armée allemande, ayant entretenu des relations avec Londres et aidé des groupes de terroristes », le 3 février 1944, interrogé et torturé par Klaus Barbie pendant deux jours, et interné à Montluc, puis Compiègne. Il part pour Dachau dans le dernier train du 2-5 juillet 1944. Déporté, il meurt en captivité, en 1945. Il reste officier de l’armée française jusqu’à sa mort. Son action a été si efficace que les quotas de Juifs réclamés par les Allemands sont passés de 100 000 à l’arrestation de Carmille, à 40 000 (http://www.fr.wikipedia.org, 2012).
En 1945, le numéro Carmille devient le numéro de Sécurité sociale et en 1946, le Service national des statistiques évolue et prend l’appellation d’INSEE. Créés par un résistant mort en déportation qui s’est efforcé, de son vivant, de contrecarrer les exigences allemandes, ces deux institutions ont été mis en place initialement pour servir les visées du Régime de Vichy (Black, 2001).
Un Nazi convaincu dirigeait la CEC, Westerholt, qui a placé un responsable de la Dehomag dans l’administration, tout en gardant Virgile au poste de directeur. Cette structure a pour but d’assurer le maintien de la productivité et des bénéfices. Le 6 septembre 1944, les Forces françaises libres arrêtent Virgile. Sur la pression de Watson et d’IBM New York, les membres de la CEC en prison sont relâchés. Ils ne seront plus inquiétés. Pendant un an, IBM France se bat pour récupérer ses machines dispersées dans toutes l’Europe et elle y parvient. Elle réussit même à récupérer les sommes déposées sur des comptes au Crédit Lyonnais en démarchant avec insistance le gouvernement (Black, 2001).
En 1996, René Remond de l’Académie française, dans un rapport d’une commission qu’il a présidée destiné au Premier ministre, affirme ouvertement que Carmille et son service ont très largement collaboré et servi les visées pétainistes. Qu’en est-il exactement ? Après recoupement des écrits et des divers témoignages sur l’action de Carmille, il s’avère que l’Etat français a pensé différemment.
Ainsi, « le 22 octobre 1946, Carmille est cité à l’ordre de l’armée française dans le Journal Officiel. Il a obtenu également la médaille de la Résistance (Rosette) par décret, J.O. du 13 Octobre 1946, la carte N° 1 001 0507 de déporté de la Résistance, l’Attestation n° 53 611 d’appartenance aux F.F.C. , Réseau de la France libre Marco Polo, du 3 Mai 1948, la mention « Mort pour la France », décision du 27 septembre 1945. Le jury d’honneur du corps du Contrôle de l’armée a décidé que le contrôleur général de l’armée René Carmille est considéré comme n’ayant jamais cessé d’être en activité et a droit au bénéfice des dispositions applicables aux membres de la Résistance en activité de service, pendant toute l’occupation, J.O. du 9 Avril 1946, page 2965.
L’important Centre militaire du traitement de l’information de Paris (CTIP) à l’intérieur du fort du Mont Valérien porte son nom. En avril 1995, a été dévoilée par François Léotard, ministre de la Défense, une plaque à son nom, dans une grande salle du ministère de la Défense. La salle de cours n° 33 de l’Institut des sciences politiques de Paris porte son nom. Après la Libération, le député maire communiste de La Seyne/Mer, Toussaint Merle, a donné le nom de « général Carmille » à une importante rue de la ville. Si tant d’hommages lui ont été et lui sont encore rendus, c’est parce qu’il n’a pas été un haut fonctionnaire de Vichy, le rapport Remond oscillant sans cesse entre apparence et réalité (Carmille, 1996). »


Enfin, si les Allemands sont parvenus à aménager des services entièrement équipés en machines dévolues au recensement, puis à l’extermination des Juifs sur leur territoire, en France, Vichy ne l’a pas fait grâce au seul général Carmille. Il convient de ne pas l’oublier.


Histoire de la médecine - Hermann Hollerith

Hermann Hollerith (1860-1929).


Histoire de la médecine - Thomas J. Watson (1874-1956).

Thomas J. Watson (1874-1956).


Machine Hollerith ayant servi au premier recensement racial de 1933

Machine Hollerith ayant servi au premier recensement racial de 1933 (USHMM, 2012).


Exemple de carte IBM perforée

Exemple de carte IBM perforée.


Xavier Vallat (1891-1972), commissaire aux questions juives

Xavier Vallat (1891-1972), commissaire aux questions juives.


René Carmille (1886-1945)

René Carmille (1886-1945).


Dentiste juif au camp de Drancy

Dentiste juif au camp de Drancy 1.


Dentiste juif au camp de Drancy

Dentiste juif au camp de Drancy 2.


Références bibliographiques :

Black Edwin, IBM et l’Holocauste, Robert Laffont (éd.), Paris, 2001.

Carmille Robert, Des apparences à la réalité : le fichier juif. Rapport de la commission présidée par René Remond au Premier ministre : mise au point de Robert Carmille, http://fr.wikisource.org, 1996.

Carmille Robert, Les services de statistiques français pendant l’Occupation, http://fr.wikisource.org, 2010.

Centre de documentation juive contemporaine, communication personnelle, Paris, 2003.

Dreyfus H. & al., « Maurice Roy (1866-1947) », in L’Odontologie, 1947.

http://www.fr.wikipedia.org, René Carmille, 2012, pp. 1-7.

Le Bor Adam, Les banquiers secrets de Hitler, Editions du Rocher, Monaco, 1997 (traduit de l’anglais).

Morgenstern Henri, La spoliation des dentistes juifs en France (1940-1945), Jean Touzot (éd.), Paris, 1997-1998.

Rings Werner, L’or des Nazis. La Suisse, un relai discret, Payot (éd.), Lausanne, 1985 (traduit de l’allemand).

US Holocaust Memorial Museum, Washington DC, 2012.

1 Cf. CDJC, document CCXLV-277, Collection Strasser, 2003, © CDJC.

2 Cf. CDJC, document CCXLV-275, Collection Strasser, 2003, © CDJC



Forum - Contact - Mentions légales