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Etude statistique sur les schémas dentaires de soldats de Crimée (1853-1856) retrouvés à Sébastopol

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Prix Georges Villain d'histoire de l'art dentaire

 

Etude statistique sur les schémas dentaires de
soldats de Crimée (1853-1856) retrouvés à Sébastopol

Par
Xavier Riaud

Ayant travaillé sur les photos des mâchoires de Louis XI et de Charlotte de Savoie à la demande de Patrice Georges, INRAP (Institut national de recherches archéologiques préventives), dans le cadre de la mission que ce dernier dirigeait au Caveau de Cléry, j’ai été sollicité de nouveau par M. Georges dans le cadre d’une autre mission : l’exhumation d’une fosse commune de corps de soldats français morts pendant la guerre de Crimée.


Objectif : réaliser les schémas dentaires des mâchoires prélevées dans la fosse commune et effectuer à partir de ceux-ci une étude épidémiologique odontologique.


Matériel : Fichier de photographies de toutes les mâchoires et matériel informatique de nuances des couleurs, et de la luminosité. Etude faites à partir de photographies et non des pièces osseuses qui ne m’ont pas été communiquées.


Sources d’erreurs possibles :

. La qualité des photographies (incidences, clarté pas toujours nette, etc.) ;

. L’étourderie du photographe qui a pris plusieurs fois les mêmes maxillaires en photographie, laissant entrevoir d’autres individus, alors que ce sont les mêmes ;

. La nomenclature attribuée à chaque image utilisée par le photographe n’est jamais la même et rend complexe l’analyse. Pour désigner plusieurs incidences de photographie d’un même maxillaire, ce dernier utilise, sur le fichier photographique, les mentions suivantes : 54 ; 54bis ; 54ter ou 54.1 ; 54.2 ; 54.3 ou encore 54 ; 55 ; 56.


Nombre de personnes : 68 (-2 cas douteux : 1 cas se répète et il existe un doute sur un maxillaire accompagnant une mandibule)


1/ Etude se rapportant aux dents :


- Dents absentes ante-mortem : 132 dents résiduelles (résultat tronqué, car de nombreux sujets n’ont qu’un seul maxillaire ou un fragment de maxillaire).

132/68 = 1,94 dent manquante/individu.


- Dents absentes postmortem : 479 (résultat tronqué, car de nombreux sujets n’ont qu’un seul maxillaire ou un fragment de maxillaire).

479/68 = 7,04 dents absentes postmortem par individu.


- Dents présentes : 401 (résultat tronqué, car de nombreux sujets n’ont qu’un seul maxillaire ou un fragment de maxillaire).

401/68 = 5, 90 dents présentes par individu.


En bref, 1 012 dents possibles (401 + 479 + 132) ;

132/1012 = 13,04 % de dents absentes ante-mortem ;

479/1012 = 47,33 % de dents absentes postmortem ;

401/1012 = 39,62 % de dents présentes.

(Résultats tronqués, car de nombreux sujets n’ont qu’un seul maxillaire ou un fragment de maxillaire).


2/ Etude se rapportant aux pièces osseuses :


  • Nombre de maxillaires retrouvés : 72

  • Individu ayant 2 maxillaires : 4 cas, soit 5,88 % des individus.

  • Individu ayant 1 maxillaire : 46 cas, soit 67,65 % des individus, soit 2 maxillaires (8,33 %) et 44 mandibules (91,67 %).

  • Individu ne présentant plus qu’un fragment de maxillaire : 18 cas, soit 26,47 % des individus.


3/ Remarque :

Pour les cas 7, 22, 24, 26, 35, 36, 38, 40, 42, 58, 64, 69, 73, il manque au moins une incisive. A l’époque, le soldat est réformé, car il ne peut pas déchirer les cartouches de poudre avec ses dents nécessaires au bon fonctionnement de son fusil. A moins qu’il ne se batte dans la marine ou l’artillerie, ou encore qu’il participe à l’intendance.


4/ Pathologies :


- Caries : 49 (résultat tronqué, car beaucoup de dents sont absentes postmortem et car de nombreux sujets n’ont qu’un seul maxillaire ou un fragment de maxillaire.)

49/68 = 0,72 carie par individu.

En se référant aux dents présentes au nombre de 49/401 = 12,22 % de dents cariées.

- Parodontopathies : 56 cas, soit 82,35 % des individus qui sont atteints par une maladie parodontale (ce qui n’est pas étonnant au vu du manque de suivi dentaire, d’hygiène dentaire et au vu de l’alimentation riche en viandes, et en vin donnée aux soldats).

- Abrasions occlusales : 57 cas, soit 83,82 % des individus qui bruxent (ce qui n’est pas surprenant au vu du stress généré par la condition militaire du soldat, plus particulièrement dans le cadre d’un conflit militaire). 230 dents sont concernées, soit 230/401 = 57,36 % des dents présentes qui sont abrasées.

- Versions dentaires : 7 cas, soit 7/68 = 0,10 % des individus qui présentent une dent qui s’est inclinée dans un espace édenté.

- Risque d’accidents d’évolution de dents de sagesse :

. 58 dents de sagesse présentes dans leurs alvéoles ;

. 14 alvéoles dentaires de dents de sagesse visibles, mais dont les dents sont

parties en post-mortem.

Soit (58+14)/1012 = 7,11 % des dents possibles.

Soit (58+14)/(401+479) = 8,18 % des dents présentes post-mortem et absentes post-mortem.

Le risque d’avoir une infection consécutive à une dent de sagesse par rapport aux autres dents est donc de 8,18 %.


Exemple de la mandibule et du maxillaire du cas 581.

Exemple de la mandibule et du maxillaire du cas 632.


Schéma dentaire du cas 63

Maxillaire

Xavier Riaud _ Histoire de la médecine

 

Mandibule


Légende :

  • en italiques et en rouge : alvéoles vides >> dents perdues en post-mortem ;

  • en gras : les dents absentes ou perdues en ante-mortem.

Pas de carie dentaire. Des facettes d’usure sont objectivables aussi bien sur la mandibule que sur le maxillaire, mais avec une prédominance à la mandibule. Une parodontopathie est présente (plus marquée au maxillaire qu’à la mandibule).


Quid de la guerre de Crimée ?

La guerre de Crimée a opposé, de 1853 à 1856, l'Empire russe à une coalition formée de l'Empire ottoman, de la France, du Royaume-Uni et du royaume de Sardaigne. Provoqué par l'expansionnisme russe et la crainte d'un effondrement de l'Empire ottoman, le conflit s’est déroulé essentiellement en Crimée autour de la base navale de Sébastopol. Il s'est achevé par la défaite de la Russie formalisée par le traité de Paris de 1856..


Histoire de l’art dentaire et guerre de Crimée : petite étude.

Les armées du vieux continent recommandent à leurs soldats de prendre soin de leurs dents3. Il y a eu une épidémie de scorbut lors du siège de Sébastopol (1854-1855), pathologie qui engendre un mauvais état bucco-dentaire et une perte accélérée des dents par une fonte osseuse générée par une absence de vitamine C. Généralisée à tout l’organisme, cette maladie peut être mortelle. « Anselme-Eugène Escallier, grenadier Haut-Alpin, ne vit ni la prise de Sébastopol, ni même le victoire de Traktir. Il avait, en bon champsaurien, résisté au froid glacial. Ses compagnons étaient morts du choléra. Les autres avaient les jambes enflées, perdaient les dents et mourraient d’épuisement. Le scorbut faisait des ravages dans les rangs de soldats peu nourris4. »

Pierre Rémy, né le 16 décembre 1834, est entré au 3ème bataillon de chasseurs à pieds, le 31 mars 1855. Il passe ensuite au 19ème bataillon de chasseurs à pieds, le 31 décembre 1855. Il est présent en Crimée du 21 juillet 1855 au 23 mai 1856. Il obtient son congé de libération, le 31 décembre 1861. Pour la petite histoire, il a ramené de la campagne de Crimée, des pinces pour extraire les dents des soldats5.


En 1855, Chenu est promu médecin principal de 1ère classe et participe à l’expédition française en Crimée6 (1853-1856).

DOUSSIN Jean-Jacques, né le 28 avril 1821, à Gourgé (Deux-Sèvres). — Soldat au 2e Voltigeurs de la Garde. — Coup de feu à la face, le 23 mai 1855. — La balle a pénétré au milieu de la joue droite, enlevé quatre dents molaires et la partie correspondante du maxillaire supérieur, lésé la langue et est sortie derrière l'angle du maxillaire inférieur gauche.— Entré le 1er juin à l'hôpital du terrain de manœuvres. — 26 juin 1855.

BOISSEAU Simon, né le S septembre 1830, à La Rochenard (Deux-Sèvres). — Soldat au 2e Zouaves. — Fracture de la mâchoire inférieure; coup de feu, le 7 juin 1855.
— Entré le 11 juin à l'hôpital de Dolma-Bagtché. Evacué le 17 juillet. — Perte considérable de substance du maxillaire inférieur. Lésion qui comprend tout le bord alvéolaire droit depuis la symphyse jusqu'à la branche montante. Perte des dents dé la mâchoire supérieure du même côté, à l'exception des incisives qui cependant ont subi une déviation notable.
— 7 février 1856.


Les soldats français disposent de fusils Pattern 1853 Enfield. Les soldats doivent déchirer les cartouches avec les dents pour charger leur fusil. L’absence d’incisives supérieures est un motif d’exemption7.


La guerre de Crimée (1854-1855) a eu un effet certain sur les pratiques médicales militaires américaines pendant les années 1860. En 1863, Chisholm publie à Richmond, son Manuel de la chirurgie militaire. Destiné aux Confédérés, il fait écho aux découvertes médicales faites pendant le conflit précédent. « Pour le traitement des blessures par balle au visage ayant entraîné la fragmentation des os, le chirurgien devrait toujours tenter de préserver et de remettre en place le plus grand nombre de portions d’os possible. Il est très souvent surprenant de voir comment de petites connexions avec les tissus mous environnants peuvent suffire à maintenir la vitalité et aider à la restauration de l’unité de cette région. Dans le cas où une balle doit être extraite, si bien sûr, cela est possible, elle doit l’être par la bouche. L’endroit de la blessure doit être considéré avec beaucoup d’attention ainsi que la mise en place du pansement pour ne pas que le patient avale les sécrétions engendrées par la plaie, responsables d’irritations et de fièvres souvent fatales. Dans le cas d’une hémorragie secondaire venant des branches profondes de cette région, il est nécessaire de ligaturer le tronc principal8. »

Pierre Apolloni Préterre (1821-1893), dentiste français, devient, à partir de 1859, un précurseur en prothèse maxillo-faciale. Figurant parmi les grands prothésistes de l’époque, il a été chargé, par le ministère de la Guerre, dès 1860, d’appareiller les blessés maxillo-faciaux des guerres du Mexique, d’Italie, de Crimée et de 18709. « Ses appareils ont fait l’admiration du public professionnel ». Il conservera une collection de moulages des blessés appareillés par ses soins, à son cabinet. Aujourd’hui, certaines de ses pièces sont toujours visibles au Musée du Val-de-Grâce.

Thomas W. Evans (1823-1897), dentiste américain de Napoléon III, se déplace jusqu’à Moscou et visite ses hôpitaux. Il est effaré d’y trouver des conditions de vie et de soins aussi précaires. Il s’indigne devant la lenteur des soins et ne manque pas de soigner des officiers français et russes blessés à Sébastopol10.



Dr Thomas Evans.


Pendant la guerre de Crimée, l’anesthésie au chloroforme s’est généralisée à toute l’armée française. Celle-ci permet de supprimer toute douleur et de régulariser les blessures. Le 25 juillet 1855, Jean-Baptiste-Lucien Baudens est nommé inspecteur du service de santé de la Corse, de l’Italie et de l’armée d’Orient. Après la prise de Sébastopol, fin septembre 1855, il est chargé d’une tournée d’inspection des hôpitaux. En visitant ceux de Constantinople, il est surpris de rencontrer des soldats français de retour de la guerre de Crimée atteints du scorbut notamment. Son rapport conclut à des installations précaires, mais tenues avec la plus grande hygiène. Selon lui, le chloroforme aurait été employé à 30 000 reprises, sans avoir jamais causé le moindre accident11.


Baudens Lucien - Histoire de la médecine
Lucien Baudens (1804-1857).


(*) Docteur en chirurgie dentaire, Docteur en épistémologie, histoire des sciences et des techniques, Lauréat et membre associé national de l’Académie nationale de chirurgie dentaire, Membre libre de l’Académie nationale de chirurgie.



1 Cf. Georges Patrice, communication personnelle, INRAP, Montauban, 2015.

2 Cf. Georges Patrice, communication personnelle, INRAP, Montauban, 2015.

3 Cf. Adams Georges W., Doctors in Blue, the Medical History of the Union Army in the Civil War, Louisiana State University Press, Baton Rouge, 1996, pp. 17, 216.

4 Cf. Billard Serge, « La guerre de Crimée : Anselme-Eugène Escallier », in billardbaltyde.com, 2012.

5 Cf. Sabot Thierry, « La guerre de Crimée », in www.histoire-genealogie.com, 2001.

6 Cf. Chenu J.-C., Rapport au Conseil de santé des armées sur les résultats du service médico-chirurgical aux ambulances de Crimée et aux hôpitaux militaires français en Turquie, pendant la campagne d'Orient en 1854-1855-1856, Édition de 1865.

7 Cf. www.charbon-et-ether.fr, « Les armes d’épaule », 2013.

8 Cf. Riaud Xavier, Les dentistes américains dans la guerre de Sécession (1861-1865), L’Harmattan (éd.), Collection Médecine à travers les siècles, Paris, 2012.

9 Cf. Lamendin Henri, Praticiens de l’art dentaire du XIVe au XXe siècle, L’Harmattan (éd.), Collection Médecine à travers les siècles, Paris, 2006.

10 Cf. Zimmer Marguerite, Histoire de l’anesthésie, EDP Sciences, Les Ulis, 2008.


11 Cf. Zimmer Marguerite, Histoire de l’anesthésie, EDP Sciences, Les Ulis, 2008.




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